LE POURQUOI DU COMMENT

J'ai créé De Rerum Natura en 2012 comme une réponse à un besoin et à un défi.

Après avoir découvert le plaisir de tricoter et de pouvoir créer ses vêtements avec conscience et simplicité loin de la sur-consommation, je me suis rendue compte que je ne savais à peu près rien des fils qui passaient des heures entre mes mains et qui allaient vivre sur la peau de mes enfants. La "laine" de l'étiquette ne me disait pas si les moutons avaient souffert de "mulesing", de quelle partie de la planète elle venait, ni dans quel pays et dans quelles conditions de travail le fil avait ensuite été fabriqué et les normes qui encadraient les produits de teinture et de finitions qui lui étaient appliqués. Cela entrait en complète dissonance avec l'harmonie que je recherchais.

Je me suis donc tournée vers les laines de pays que l'on pouvait trouver à l'époque mais je me suis rapidement rendue compte que, même si leur authenticité me touchait beaucoup, la rudesse du toucher les rendaient difficilement compatibles avec la peau douce de mes petits hommes. Je m'étais aussi tournée vers le tricot par amour des couleurs et je ne retrouvais pas ce plaisir de peindre le monde dans la gamme très basique des couleurs généralement proposées.

J'ai donc commencé à rêver très sérieusement à une laine de pays réinventée, qui valoriserait la laine d'élevages traditionnels proches de moi, qui serait suffisamment douce pour être portée à même la peau ou presque, qui aurait à la fois la beauté sauvage des laines naturelles et une palette de couleurs qui permettrait d'imaginer mille variations. Une laine belle et bonne qui dessinerait un monde avec des moutons dans les montagnes, des petites filatures florissantes et toute sorte de tricoteuses heureuses.

Peu à peu la création de ce qui allait devenir cette entreprise s'est imposée comme la réponse à une séries d'interrogations qui me taraudaient et à un grand défi personnel.

Etait-ce possible de créer ces fils avec les ressources animales, humaines et industrielles dont nous disposons sur notre vieux continent ? Est-ce que ces fils pourraient être à la fois fabriqués par des gens bénéficiant de la même couverture sociale que moi et pour autant être vendus à un prix qui me permette aussi de me les offrir ? Et plus personnellement, est-ce que je serais capable de quitter le chemin confortable et très intellectuel tracé par mes études pour me frotter aux réalités d'une entreprise dans tout ce qu'elle a de plus concret ?

Autrement dit, que restent-ils de nos rêves quand ils se confrontent à la réalité :)

Les réponse à ces question sont venues peu à peu, d'abord en découvrant l'histoire très riche de l'élevage de race de moutons mérinos en France qui date du XVIIIème siècle et les efforts de certains éleveurs pour revaloriser la merveilleuse laine des mérinos d'Arles. Puis en rencontrant des industriels partageant une même envie de faire revivre le patrimoine industriel local et de renouer ces liens entre éleveurs, filateurs et tricoteurs.

Je me suis alors dit que les ingrédients étaient réunis pour tenter l'aventure et grâce au soutien de la petite communauté que j'avais réunie sur mon blog d'alors, à l'amitié de créatrices comme Nadia Crétin-léchenne qui a partagé la nouvelle et au soutien indéfectible de ma petite famille, j'ai aménagé un coin du salon et Gilliatt et Pénélope ont pris leur envol :)

 

  

 

LA MERVEILLEUSE LAINE DES MÉRINOS D'ARLES

Toute la laine écrue de nos fils vient de moutons mérinos d'Arles. C'est une laine fine (21, 5 microns en moyenne) et sans doute actuellement la plus fine que l'on puisse trouver en Europe mais qui a surtout une élasticité très forte en raison d'un "crimp" très prononcé. Ce terme décrit la façon dont la fibre zigzague et, dans le cas du mérinos d'Arles, elle le fait à une fréquence très élevée. Cette caractéristique lui confère une grande mémoire de forme qui est notamment utilisée pour la fabrication de tatamis au Japon.

Grace à cette frisure de la fibre, elle a beaucoup de ressort et les fils créés sont naturellement gonflants avec un métrage avantageux puisque la laine prend plus de place pour le même poids.

Pour mettre en valeur les possibilités de cette laine particulière, j'ai choisi de développer une gamme de fils cardés ("Ulysse", "Gilliatt" et "Cyrano") où elle est mélangée avec des mérinos bruns portugais pour créer une palette chinée et une gamme de fils peignés plus sophistiqués en y ajoutant un peu de soie (un fil fingering "Albertine" et DK "Pénélope") pour accentuer la douceur et le drapé.

La méthode du cardage accentue le gonflant naturel de cette laine en emprisonnant de l'air dans les fibres. Pour éliminer le maximum de fibres courtes, la laine est d'abord soigneusement peignée au lieu d'être simplement lavée. Les fibres sont ensuite filées avec une torsion douce pour préserver le gonflant des fibres puis bien retordues pour améliorer la solidité et donner de la rondeur au fil.

Plus il y a de brins, plus le fil sera rond et c'est pourquoi Gilliatt, retordu à 3 fils et Cyrano, retordues à 5 fils, font particulièrement ressortir les torsades et les points texturés.

 

FABRIQUER AU PLUS PRÈS, AU PLUS DOUX, AU PLUS BEAU

Notre laine écrue provient d'élevages situés dans le Sud-Est de la France près d'Arles pour la plupart et pour les mérinos bruns, de la vallée de l'Alentejo au Portugal. Les mérinos noirs sont beaucoup plus rares en France, ce qui rend difficile la valorisation de leur laine, mais nous avons bon espoir de pouvoir mettre en valeur ces nuances de toison.

Les moutons pratiquent la transhumance dans les alpages en été et sont élevés en plein air au maximum. Afin d'aider les éleveurs à généraliser les meilleures pratiques d'élevage possibles, nous privilégions systématiquement les exploitations certifiées en nous engageant à acheter toutes les quantités disponibles. Le nombre d'élevages certifiés nous permet actuellement de proposer de la laine de Mérinos d'Arles bio pour nos fils peignés et 50% pour nos fils cardés.

Pour préserver les qualités naturelles de cette laine, après avoir été soigneusement triée et lavée, le nettoyage se fait par peignage mécanique et non par carbonisation. Il peut donc rester très marginalement quelques brins de végétaux mais le traitement est beaucoup plus doux pour les fibres et moins énergivore.

La laine ne subit ensuite aucun blanchiment ni traitement superwash. Notre gamme de fils cardés comportent quatre coloris naturels créés sans teinture à partir du mélange de laine écrue et brune. Après filage, ces fils sont simplement lavés avec un savon biodégradable non siliconé ce qui leur donne un aspect un peu plus brut que les fils industriels traditionnels mais leur douceur s'accroit ensuite au fil des lavages (au lieu de s'amenuiser à mesure que l'apprêt de finition s'en va...). 

Les fils de notre gamme cardée (Ulysse, Gilliatt et Cyrano) sont filés et teints en France dans la Creuse. Nos fils peignés (Albertine et Pénélope) sont filés en Italie par une petite filature près de Biella, plus aucune filature n'ayant l'équipement en France actuellement pour réaliser des fils aussi fins en peigné.

Pour les coloris teints, nous essayons de tirer le meilleur parti des couleurs naturelles de la laine et d'utiliser les teintures avec parcimonie. Les teintures utilisées actuellement pour nos fils sont toutes conformes à la norme européenne REACH qui est une des plus restrictives au monde et l'unité de teinture qui assure notre production possède sa propre station de phyto-épuration qui garantit que les eaux rejetées ne contiennent aucune substances nocives.

Nous travaillons actuellement avec les teinturiers à améliorer la formulation de nos coloris pour les rendre les moins impactants possibles et nous espérons voir des avancées sur ce long chantier.

  

 

 

EXPLORER LES BEAUTÉS DE L'ARC-EN-CIEL

Les premières couleurs sont nées de façon très artisanales. Nous avions d'abord seulement trois couleurs naturelles "sel", "poivre et sel" et "poivre" et j'ai imaginé un petit modèle qui à partir de très peu de fils de couleurs pourraient mettre en valeur ces coloris naturels.

J'ai alors teint entre ma cuisine et ma salle de bain des coloris très vifs sur la base du coloris chiné "poivre et sel" pour créer un arc-en-ciel d'écheveaux que je pelotonnais ensuite à la main en petites échevettes. Ce cardigan "arc-en-ciel" est devenu un peu la mascotte de la marque et il a fallu que je trouve rapidement une solution pour répondre à la demande de couleurs :). J'ai alors demandé à la filature de reproduire ces couleurs à plus grande échelle. A l'époque, l'idée de teindre sur une base chinée et donc d'assourdir considérablement les couleurs, paraissait très étrange mais c'est justement cet aspect chiné (sans avoir à mettre en production une grande quantité de laine comme pour des fils teints en bourre) qui m'intéressait.

Les premières couleurs étaient donc celles d'un arc-en-ciel très joyeux ! J'ai ensuite cherché à développer, sur le même principe des coloris plus doux qui s'accorderaient les uns avec les autres pour envisager des rayures et des jacquards harmonieux.

Notre production a bien grandi depuis ces débuts et les nouvelles couleurs de notre gamme cardée sont maintenant crées par des mélanges teints en bourre qui permettent de créer des couleurs profondes et subtiles à partir de plusieurs nuances tout en limitant la quantité de teinture requise pour les coloris issus d'un mélange de laine teinte et de laine laissée naturelle. Par exemple le coloris "ébène" est un faux noir composé de 80% de laine teinte en noir et de 20% de laine brune naturelle et qui permet donc d'éviter 20% de teinture par rapport à un coloris noir traditionnel.

Le développement des couleurs est un peu ma tâche de fond, une quête permanente qui se nourrit de tous les moments de la vie : un bout de tissu, des fleurs qui fanent, la croûte du pain, un sorbet à la pêche, une photo dans une revue. Je remplis des petits carnets avec des idées d'associations et quand vient l'heure de soumettre mes idées au teinturier, je passe de longues heures à rechercher dans mes gros classeurs Pantone les couleurs à associer pour recréer cette sensation ou cette émotion fugace. C'est parfois assez frustrant parce que la couleur recherchée se niche généralement entre deux nuances mais quand au fil des tâtonnements une nouvelle couleur voit le jour, c'est une grande satisfaction.

Pour les coloris teints en bourre, je fais d'abord faire des essais de chacun des coloris qui composera la couleur finale puis des proportions de chaque pour arriver à obtenir le résultat voulu.

Ce procédé permet de créer des familles de couleurs qui partagent une teinte commune et résonne donc particulièrement bien entre elle. On retrouve par exemple une même teinte turquoise entre "ciel", "lagon", plume " et "nuit" et un peu du mauve" d'aster" et du fuchsia de "confiture de rose" dans le coloris "bruyère".

 

 

ET UN ZESTE DE LUCRÈCE ...

"J'ai voulu t'exposer cette doctrine à nous / en un chant possédant le doux accent des Muses, / et sur elle poser la douceur de leur miel, / dans l'espoir que nos vers sachent, par ce moyen, / te retenir l'esprit tandis que tu perçois / des choses la nature en sa totalité, / et te pénètres bien de leur utilité."

Lucrèce, De rerum natura

Dans la vision Lucretienne, chaque chose de la nature fait partie d'un tout et rien ne vient du néant ni ne disparait. Quand j'ai cherché à comprendre d'où venait le fil que je tricotais et quel était son impact sur le monde, je me suis rendue compte que, comme Lucrèce nous y invitait, je cherchais à percevoir ce fil comme "une chose de la nature" et non pas comme un produit, anonyme, inerte et faussement sans conséquence.

En s'intéressant à la vie des moutons, aux spécificités de leur laine, aux savoir-faire et la réalité du quotidien des éleveurs, aux étapes complexes du travail de la laine de la matière brute jusqu'au fil puis au travail de création de couleurs, de modèles, jusqu'aux mains qui le tricotent, j'ai eu l'impression de pouvoir recréer un lien d'harmonie entre les hommes et ces merveilles de la nature que sont la laine des moutons ou les fibres naturelles comme le lin que nous pouvons tricoter.

Des fils qui seraient bien "des choses de la nature" et qui nous inviteraient à nous interroger sur "la nature des choses " qui nous entourent.